
INTRODUCTION
Dans sa vie de chercheur et d’expert en pédagogie, tout professeur d’université n’est pas souvent mis au défi de devoir former plusieurs dizaines de milliers d’enseignants en moins de cinq ans et ce, dans le but d’améliorer les performances de plus d’un million d’élèves. C’est ce qui est arrivé à C. Gauthier et S. Bissonnette et qui restera sans doute un phénomène marquant de ce début du XXIe siècle.
Nous proposons ci-après quelques notes de lecture de leur rapport, en pointant trois éléments : l’architecture globale du projet de formation, la question de l’implémentation effective des bonnes pratiques sur le terrain et les résultats des évaluations des effets produits sur les élèves.
RAPPEL
Au Maroc, la réforme scolaire 2022-2026 innove avec le programme Écoles Pionnières, misant sur des pédagogies structurées et l’utilisation de données probantes pour améliorer l’éducation primaire. Des résultats remarquables, validés par plusieurs évaluations indépendantes, témoignent de progrès concrets chez les élèves.
QUI A DÉCIDÉ DE DÉMARRER CE PROJET ?
Cette réforme scolaire marocaine, et notamment la mise en œuvre du Programme Écoles Pionnières (PEP), a été décidée par le ministère de l’Éducation Nationale, du Préscolaire et des Sports (MENPS) du Maroc sous l’impulsion et la direction de figures clés telles que le ministre Chakib Benmoussa et son conseiller Youssef Saadani.
RÔLE JOUÉ PAR STEVE BISSONNETTE ET CLERMONT GAUTHIER DANS LA MISE EN PLACE DU PROJET
Les deux professeurs canadiens ont joué un rôle majeur dans la mise en place de l’enseignement explicite pour la réforme scolaire au Maroc. Leur implication a débuté en janvier 2022, lorsqu’ils ont été contactés par M. Youssef Saadani, conseiller du ministre de l’Éducation du Maroc et responsable de la nouvelle réforme.La demande initiale du ministère portait sur la préparation d’un “référentiel de bonnes stratégies pédagogiques s’appuyant sur l’enseignement explicite” et un “guide pratique à l’intention des enseignants”. Ces documents visaient à améliorer la qualité de l’école publique, un besoin identifié dans la “Feuille de route 2022-2026” du ministère. Le référentiel a été déposé en juillet 2022, et le guide pratique, outil de formation pour les inspecteurs et les enseignants, en janvier 2023.
Leur expertise a été essentielle pour la formation des “messagers” de la réforme. Nous y reviendrons ci-dessous.
Les professeurs Gauthier et Bissonnette ont aussi ajusté le programme de remédiation “Teaching at the Right Level” (TaRL) en y incorporant l’enseignement explicite. Leurs travaux ont également contribué à la validation scientifique des choix pédagogiques de la réforme, soulignant que l’amélioration des élèves n’est pas “le fruit du hasard” mais le résultat de stratégies pédagogiques validées par la recherche.
DES DISPOSITIFS DE FORMATION MULTIPLES
Pour les professionnels du terrain que S. Bissonnette et C. Gauthier n’ont pu rencontrer en personne, les auteurs ont proposé et mis à disposition des outils et dispositifs spécifiques. Ils ont animé des webinaires en plus des formations en présentiel. Des captations vidéo des présentations ont été utilisées pour la diffusion du message de l’enseignement explicite, notamment auprès des inspecteurs. Ils ont également produit un ensemble d’outils afin de les accompagner dans la formation des enseignants : documents PDF, PowerPoint, visioconférences et quiz pour discussion et révision.
Les “leçons scriptées”, qu’ils ont fortement recommandées, sont également un support de formation structuré qui permet d’assurer une certaine fidélité dans l’utilisation de l’approche par les enseignants, même si elles sont produites et gérées par les équipes du ministère.
DONNÉES QUANTITATIVES CONCERNANT LE PUBLIC VISÉ
- Écoles et élèves concernés :
- Phase expérimentale (2023-2024) : 626 écoles participantes, impliquant 322 000 élèves de niveau école primaire (6 à 11 ans).
- Phase de généralisation (2024-2025) : Ajout de 2000 écoles supplémentaires, portant le total à 2626 écoles et mobilisant 1 300 000 élèves (environ 30 % des élèves du primaire).
- Objectif à l’horizon 2027/2028 : Atteindre 8 630 établissements primaires.
- Enseignants à former et à motiver :
- Phase expérimentale : Environ 10 700 enseignants formés.
- Phase de généralisation (2024-2025) : 45 000 enseignants mobilisés.
- Inspecteurs à former :
- Phase expérimentale : 157 inspecteurs formés.
- Phase de généralisation (2024-2025) : 400 inspecteurs mobilisés.
DISPOSITIF TARL, UNE COMPOSANTE SIGNIFICATIVE DU PROGRAMME
La “Feuille de route 2022-2026” s’appuie sur des approches pédagogiques soutenues par le Global Education Evidence Advisory Panel (GEEAP, 2023). Le programme “Teaching at the Right Level” (TaRL) en fait partie et a été identifié comme une intervention à fort impact. Car l’objectif initial est ambitieux : augmenter de plus de 30 % le nombre d’élèves atteignant des compétences fondamentales et réduire les lacunes accumulées, en particulier dans les cycles primaires.
FIDÉLITÉ DES ACTEURS AU PROGRAMME
La fidélité des acteurs concernés à un programme ou à une réforme scolaire est un facteur dont Steve Bissonnette avait déjà mesuré les effets déterminants lors d’une recherche-action effectuée en 1991-93 et entre 2004-2005.
C’est donc en toute connaissance de cause que S. Bissonnette et C. Gauthier ont veillé à la qualité de l’application des contenus et des bons gestes dans les classes. Ils mentionnent que les “leçons scriptées” qu’ils ont chaudement recommandées, jouent un rôle essentiel pour “assurer une certaine fidélité des enseignants dans l’utilisation de l’approche de l’enseignement explicite”. Ils précisent également que cette méthode des leçons scriptées a été “utilisée avec succès depuis des décennies en Direct Instruction”.
Leurs choix se réfèrent de surcroît aux travaux de Rosenshine et Stevens (1986). Dans le Handbook of Research on Teaching, ils ont montré que “si l’on forme adéquatement des enseignants (ou de futurs enseignants) à maîtriser des pratiques d’enseignement validées par la recherche et qu’on leur fournit un accompagnement approprié, les performances des élèves devraient normalement s’améliorer”.
DISPOSITIFS DE SUIVI INDIRECTS ET MÉCANISMES FAVORISANT LA FIDÉLITÉ
On a déjà évoqué les “leçons scriptées” basées sur l’enseignement explicite, que les auteurs ont “chaudement recommandé aux réformateurs”. Ces scripts sont conçus pour offrir une “structure rassurante” aux enseignants et pour “s’assurer le plus possible que les enseignants donnent leur leçon selon une démarche similaire à l’enseignement explicite”. L’utilisation de ces leçons scriptées est donc une modalité qui vise à assurer une certaine fidélité des enseignants à l’approche, en les guidant pas à pas dans leur pratique. Cette méthode a été “utilisée avec succès depuis des décennies en Direct Instruction” ce qui sous-entend son efficacité pour garantir une application cohérente.
Le fait que le Maroc ait choisi de se doter d’ordinateurs dans les classes et de PowerPoints avec des textes, des visuels et du son comme “véhicule des leçons scriptées” est une autre manière de soutenir la fidélité à la méthode, en fournissant un support standardisé.
Il faut encore préciser que les notes des élèves sont remontées toutes les six semaines et injectées dans la plateforme MASSAR. Un contrôle est exercé à trois niveaux : l’enseignant donne la note, l’inspecteur “contrôle les copies et la notation sur un échantillon aléatoire fourni par la plateforme MASSAR”, et enfin, “un organisme extérieur au ministère contrôle les copies vérifiées par les inspecteurs”. Un tel dispositif à plusieurs échelons permet de vérifier la conformité des pratiques et des résultats, et assure ainsi, indirectement, la fidélité à la méthode.
DISPOSITIFS DE CONTRÔLES DIRECTS
Le texte décrit un système de suivi rigoureux qui permet un contrôle constant de la mise en œuvre de la réforme et, par extension, de la fidélité des enseignants. Il est géré par le Ministère et s’appuie sur la nouvelle posture des inspecteurs. Ceux-ci ont désormais la responsabilité de 3 ou 4 écoles qu’ils doivent visiter chaque semaine. Les inspecteurs “peuvent ainsi se rendre compte rapidement de l’évolution de la mise en place des stratégies déployées par les enseignants”.
DISPOSITIFS CHARGÉS D’INTERVENIR FACE À D’ÉVENTUELLES DIFFICULTÉS DE MISE EN APPLICATION DU PROGRAMME
Quand des faiblesses apparaissent, plusieurs facteurs sont susceptibles d’être interrogés. La fidélité des enseignants, d’une part mais aussi d’autres facteurs ou conditions de mise en œuvre :
Par exemple, l’enquête de perception de l’ONDH a révélé une “infrastructure technologique déficiente” dans certaines zones, notamment rurales, qui “entrave l’intégration efficace des ressources numériques dans l’enseignement”. Le manque de ressources matérielles (accès à l’électricité, internet, locaux adaptés) dans les zones éloignées, a limité également l’adoption des innovations pédagogiques”. Ces éléments sont clairement identifiés comme des problèmes majeurs auxquels “il faudra remédier”.
De plus, un rapport du Conseil Supérieur de l’Éducation, de la Formation et de la Recherche Scientifique marocain (CSEFRS) a souligné “un nombre insuffisant d’inspecteurs pour assurer un encadrement pédagogique adéquat, particulièrement en milieu rural, ce qui a compromis l’objectif de visites hebdomadaires”. Cette absence d’accompagnement suffisant est vue comme un facteur pouvant affecter la qualité de l’implantation.
Le texte évoque aussi la nécessité de “réviser” et de “réécrire un certain nombre” de leçons scriptées qui ont été produites “sous pression dans des délais très courts”. Cela implique que la qualité des outils pédagogiques eux-mêmes peut être un facteur à interroger si les résultats ne sont pas à la hauteur.
EFFETS PRODUITS PAR LE PROGRAMME ÉCOLES PIONNIÈRES (PEP)
La réforme pédagogique enclenchée au Maroc, notamment via le Programme Écoles Pionnières (PEP), est présentée comme un succès basé sur plusieurs évaluations rigoureuses.
Plusieurs instances externes ont mesuré les résultats :
- L’association Sindi. Spécialisée dans l’évaluation de l’impact du programme TaRL (Teaching at the Right Level), Sindi a réalisé une évaluation pré-post test auprès de 63 000 élèves. Les résultats montrent des progrès exceptionnels : les pourcentages d’élèves maîtrisant la compétence fondamentale mesurée ont été multipliés par 4 en mathématiques, par 2 en arabe et par 3 en français. Le Ministère qualifie ces résultats de “redressement important et rapide du niveau des élèves”.
- Le ministère de l’Éducation Nationale, du Préscolaire et des Sports (MENPS). Une évaluation préliminaire interne, réalisée en janvier 2024, a montré des résultats très positifs pour l’enseignement explicite en mathématiques. Le taux de réussite des élèves dans les écoles pionnières utilisant l’enseignement explicite était de 20 à 40 points de pourcentage supérieur à celui des écoles non-pionnières .
- Le Conseil Supérieur de l’Éducation, de la Formation et de la Recherche Scientifique (CSEFRS). Leur rapport indique que les écoles pionnières ont atteint un niveau de performance satisfaisant, avec un score moyen de conformité de 79 sur 100. Il est à noter que les établissements ruraux ont affiché une performance moyenne très similaire à celle des urbains. Malgré des défis, le CSEFRS reconnaît “la progression importante des apprentissages des élèves des classes des écoles pionnières”.
- Le consortium J-PAL (Abdul Latif Jameel Poverty Action Lab), affilié au MIT : Cette évaluation externe et rigoureuse a comparé les écoles pionnières à des écoles de contrôle soigneusement sélectionnées. L’étude a révélé un “impact remarquable du PEP sur les résultats d’apprentissage des élèves”. Le résultat global est une amélioration de 0,90 écart-type, ce qui est “dans le 1 % supérieur des impacts observés pour les interventions éducatives dans les pays à revenu faible et moyen”. Des impacts significatifs ont été observés dans toutes les matières : 0,52 écart-type en arabe, 1,30 en français et 0,93 en mathématiques. L’étude conclut que “l’impact du PEP a été profitable pour tous les élèves qui en ont bénéficié, tant les garçons que les filles et autant les élèves les plus faibles que les plus forts”.
TYPE DE LEADERSHIP POUR CONDUIRE LA RÉFORME
La réforme pédagogique au Maroc s’est clairement appuyée sur un leadership fort, exercé à plusieurs niveaux.
Au niveau gouvernemental / ministériel :
Le Ministère de l’Éducation Nationale, du Préscolaire et des Sports (MENPS) a élaboré et présenté la “Feuille de route 2022-2026”, un plan de travail structuré pour la réforme de son système éducatif. Ce document fixe des objectifs stratégiques clairs (augmentation de la maîtrise des savoirs fondamentaux, diminution des abandons scolaires) et propose douze engagements concrets. Le ministre Chakib Benmoussa lui-même a expliqué le choix du volontariat des écoles pour la réforme, soulignant que “Ce changement doit être souhaité et non subi”, ce qui démontre une vision stratégique et une direction claire du haut niveau.
Au niveau du pilotage du projet / Ministère :
Le conseiller du ministre de l’Éducation du Maroc, Monsieur Youssef Saadani, désigné comme “responsable de la nouvelle réforme” est crédité d’avoir joué un “rôle déterminant pour insuffler ce changement et s’assurer de maintenir une cadence de travail impressionnante chez ses proches collaborateurs”. Il a également “inspiré la création de ce que nous appelons une culture des données probantes” et a initié la collaboration avec J-PAL et le MIT pour l’évaluation de la réforme . C’est une seconde marque de leadership fort dans la gestion et l’orientation stratégique du projet.
Au niveau des centres scolaires (Écoles Pionnières) :
Bien que le volontariat soit mis en avant, le texte souligne que pour obtenir le statut d’Écoles Pionnières, les directeurs et au moins 70 % de leur personnel enseignant doivent se porter volontaires. Cela implique un leadership au sein de chaque établissement pour mobiliser les équipes autour de la réforme. Le rapport de l’ONDH mentionne que le programme a conduit les acteurs (directeurs, enseignants) à “collaborer davantage, à se sentir coresponsables du succès de son implantation”, signe d’un leadership partagé et efficace.
Au niveau des classes (via les inspecteurs) :
Les 157 inspecteurs formés par Bissonnette et Gauthier sont devenus les “messagers” de la réforme. Ils ont ensuite eu la tâche de former près de 11 000 enseignants. Leur rôle est crucial dans l’encadrement pédagogique, d’autant plus que le système de suivi prévoit que les inspecteurs visitent 3 ou 4 écoles “chaque semaine” pour se “rendre compte rapidement de l’évolution de la mise en place des stratégies déployées par les enseignants”. Cette supervision et cet accompagnement réguliers reflètent un leadership pédagogique au niveau le plus proche de la classe.
UN BILAN TRÈS LARGEMENT POSITIF
Comme on l’a déjà mentionné ci-dessus, les multiples évaluations menées par différentes entités et avec des méthodologies variées, convergent pour affirmer le succès de cette réforme dans l’amélioration significative des apprentissages des élèves au Maroc.
Nous souhaitons que les choix opérés soient retenus en tout ou partie dans tous les établissements scolaires qui se soucient d’offrir à leurs élèves la possibilité de relever les défis présents et à venir.
OUVRAGES CITÉS OU CONSULTÉS :
Bissonnette S. & Boyer C. :Comment exercer une gestion rationnelle axée sur les résultats ? Exemple de la mesure de l’effet d’un programme orthopédagogique sur le rendement des élèves ; in Enfance en difficulté Vol. 8, février 2021, p. 95 –126 ;
Gauthier, Clermont et Bissonnette, Steve (2025). Effets des pédagogies structurées, Enseignement explicite et TaRL, déployées dans la réforme scolaire du Maroc.. Lévis : Les pendules à l’heure. ISBN 978-2-9822424-1-8
Rosenshine, B., & Stevens, R. (1986). Teaching functions. Handbook of research on teaching, 3, 376-391.