Les bienfaits de l’enseignement explicite se font-ils aussi sentir quand il est question d’apprentissage des démarches scientifiques ? La sagesse populaire dit que « C’est en forgeant que l’on devient forgeron ». On est d’accord avec ça. Alors doit-on extrapoler et renoncer à toute forme d’enseignement lorsqu’il s’agit de « Chercher pour devenir un bon chercheur » ?
Zhang, L. et Sweller, J. (2024) se sont posé ces questions. En lien avec les résultats obtenus par d’autres experts en sciences de l’éducation – tels De Jong, T. et al. (2023) -, ils se sont aussi demandé : qu’en est-il de la combinaison des deux démarches pédagogiques ? Peut-on imaginer qu’elles se complètent dans le meilleur intérêt des élèves ? Et si c’est la cas, l’ordre dans lequel on les propose est-il déterminant ? Vaut-il mieux commencer par de l’enseignement explicite et ne proposer qu’ensuite des travaux pratiques (TP) de recherche et de découverte? Doit-on au contraire commencer par les TP et les compléter ultérieurement par de l’enseignement explicite ?
Leur publication démontre la pertinence de tous ces questionnements. Elle y rajoute un autre facteur d’influence : le niveau de connaissances et de compétences des élèves. Car un phénomène majeur et bien connu se rappelle à notre bon souvenir, celui de la surcharge cognitive.


NIVEAUX DE COMPÉTENCES DES ÉLÈVES ET DIFFICULTÉ DES CONTENUS


La surcharge cognitive est induite par le niveau de complexité des problèmes et/ou par le niveau de compétences des élèves. S’il y a consensus à ce sujet, il reste à évaluer et l’un et l’autre de ces paramètres, mais comment ?


L’INTERACTIVITÉ DES NOTIONS, DES CONCEPTS ET DES COMPÉTENCES

L’enchevêtrement ou l’interactivité des éléments est un concept central de la théorie de la charge cognitive. Il dépend de la nature du contenu à comprendre et du niveau d’expertise des apprenants par rapport à ce contenu. « Par exemple, l’apprentissage des symboles et des noms correspondants dans le tableau périodique peut nécessiter de se souvenir et de se rappeler l’association de manière isolée, ce qui laisse peu d’éléments à traiter simultanément dans la mémoire de travail. Ainsi, cette tâche possède un niveau relativement faible d’interactivité des éléments.
En revanche, le concept de densité implique trois éléments : la masse, le volume et le rapport global entre les deux. L’apprentissage de la densité demande la maîtrise simultanée de ces trois éléments dans la mémoire de travail, ainsi que des conséquences des variations des valeurs des éléments, ce qui conduit au concept de rapport et à son application à un problème particulier. Par conséquent, ce concept a une interactivité des éléments beaucoup plus élevée que l’apprentissage des symboles du tableau périodique ». Zhang, L. et Sweller, J. (2024)

Pour compléter les deux exemples ci-dessus et ce qu’est l’interactivité des contenus ainsi que son lien avec la charge cognitive, nous proposons un objectif d’apprentissage se référant aux concepts grammaticaux. Songeons à l’accord du participe passé en français. Quand il dépend de l’auxiliaire « être », il faut, pour l’accorder correctement, maîtriser les concepts de « verbe », de « sujet », de « participe passé », de genre « masculin » ou « féminin » et de nombre « singulier » et « pluriel ». L’interactivité tourne autour de 5-7 éléments. La charge cognitive est gérable et les élèves écrivent généralement correctement : « Ces belles assiettes sont achetées dès leur mise en vente ».
Quand on passe à un participe passé dépendant du verbe « avoir », cela se complique. En plus des 5-7 éléments mentionnés dans l’exemple précédent, il faut maîtriser ceux de « complément de verbe direct », de « complément de verbe indirect », d’ «auxiliaire avoir », d’ »auxiliaire être », de « position du participe avant ou après l’auxiliaire », de « mot variable », de « mot invariable ». De cinq-7 éléments, on passe à 12, en sachant qu’il y a surcharge à partir de 7 nouvelles notions à maîtriser en simultané. L’enchevêtrement s’est accru et c’est la raison pour laquelle d’innombrables locuteurs français se trompent lorsqu’il s’agit d’accorder les participes passés des deux phrases suivantes : « J’ai acheté de belles assiettes » et « Voici les belles assiettes que j’ai achetées ».

Pour réduire l’interactivité des contenus, la solution passe bien évidemment par le recours à la mémoire à long terme. L’élève qui aura réussi à maîtriser rapidement les 3-4 notions qui font la différence pourra aisément traiter les 12 paramètres lui permettant d’effectuer correctement ces accords. Est-il possible de passer ainsi du groupe des élèves ayant des difficultés à celui de la cohorte des « forts » pour qui tout devient facile ? La réponse suit dans le paragraphe ci-après.

EFFET DE L’INVERSION DE LA MAÎTRISE
Présenter les difficultés d’un nouveau concept de façon progressive permet à l’élève motivé et utilisant de bonnes méthodes d’apprentissage de mieux comprendre ce concept et de le mémoriser à long terme. Cela évite de surcharger sa mémoire à court terme et facilite l’apprentissage.
Les chercheurs parlent alors d’effet d’inversion de la maîtrise. Chen et al. (2015 et 2017) ont découvert que lors d’apprentissages à l’école primaire liés à des compétences en géométrie, l’enseignement explicite était particulièrement efficace lorsqu’il s’agissait de contenus à interactivité élevée, alors que des activités de type découverte produisaient de meilleurs résultats lorsque les enfants devaient faire face à des contenus à faible interactivité.


Relevons ici que le phénomène est conforme aux vertus du séquençage de l’enseignement explicite qui passe du « Je fais » ou « Nous faisons ensemble » pour terminer par le « À vous de vous débrouiller tout seuls ». Cette évolution est rendue possible par l’inversion de la quantité de concepts et de compétences nouvelles à maîtriser. Les explications de l’enseignant, l’apprentissage des mots nouveaux a permis à l’élève de diminuer le nombre de difficultés à résoudre dans la tâche-cible.
Les auteurs relèvent encore que l’effet d’inversion de la maîtrise « par le biais de variations dans l’interactivité des éléments peut nous aider à mieux interpréter des données qui semblent actuellement contradictoires […] ». Zhang, L. et Sweller, J. (2024)


DE LA PHASE PILOTE À LA RECHERCHE PROPREMENT DITE
Après avoir testé et affiné leur matériel d’investigation sur deux groupes d’élèves de 12-14 ans (phase pilote), les chercheurs ont réparti 85 élèves d’une école privée du Massachusetts dans deux groupes de façon aléatoire. Les deux groupes ont bien sûr été soumis à un pré-test puis à un post-test.
Le pré-test a été administré aux élèves deux semaines avant les leçons. Ceux qui ont réussi 7 questions ou moins sur 19 (38 élèves) ont été classés comme ayant une faible expertise. Les autres (47 élèves), ayant répondu correctement à plus de 7 questions, ont été considérés comme ayant une expertise moyenne à élevée.
Au moment du test, l’un deux groupes a commencé la séquence par une activité de recherche-exploration alors que le deuxième a d’abord reçu des instructions de nature explicite.


L’EXPÉRIENCE À RÉALISER


Le temps fut ainsi réparti : une introduction de 5 min, une activité de recherche-expérience de 20 min et une conférence explicite de 20 min. Les séquences d’activité de recherche et d’exposé théorique explicite ont été inversées pour chacun des deux groupes.
L’introduction de la leçon a présenté aux élèves une démonstration intrigante : un petit trombone coule tandis qu’une grosse orange flotte. L’objectif était de comprendre ce phénomène.
Lors de la phase de recherche-exploration, les élèves ont manipulé divers objets (balle de ping-pong, bloc de bois, pièce de monnaie, etc.) et ont émis des hypothèses sur leur flottaison. Ils ont ensuite vérifié leurs prédictions en plaçant les objets dans l’eau et ont consigné leurs observations.
Enfin, l’enseignant a donné un cours magistral pour expliquer les concepts scientifiques liés à la flottabilité, en s’appuyant sur les observations des élèves. Il a notamment abordé la densité de l’eau, l’influence de la forme et de la masse sur la flottabilité, et comment calculer la densité d’un objet.


RÉSULTATS
Voici quelques extraits choisis des conclusions des chercheurs (traduction libre) :
« L’effet principal de la séquence a été significatif, F (1, 43) = 4.769, p = .034, 2 p = .100. La moyenne estimée pour les étudiants du groupe avec instruction explicite en premier était de 1.259 plus élevée que celle des étudiants du groupe avec exploration-recherche en premier. L’effet principal du score au prétest était significatif, F (1, 43) = 43.944, p < .001, 2 p = .505, avec des scores plus élevés au prétest entraînant des scores plus élevés au post-test ».
L’étude a vérifié une interaction significative, F (1, 43) = 4.585, p = .038, 2 = .096 entre l’ordre de présentation des méthodes d’enseignement (instruction explicite d’abord ou exploration d’abord) et les scores des élèves au pré-test.

En d’autres termes, l’efficacité de la méthode dépendait du niveau initial des élèves :
Élèves avec des scores faibles au pré-test: L’instruction explicite suivie de l’exploration a donné de meilleurs résultats au post-test.
Élèves avec des scores élevés au pré-test: L’exploration suivie de l’instruction explicite a été plus efficace.

CONCLUSIONS ET REMARQUES
Sans vouloir nier la qualité de la publication de Zhang, L. et Sweller, J. (2024), nous émettons le souhait qu’une recherche du même type soit effectuée à un plus large spectre dans tous types d’écoles et notamment dans des écoles publiques. Première remarque.

D’innombrables pays insistent avec raison sur l’importance de développer chez les élèves les sens de l’observation, de l’expérimentation, de l’analyse et de l’interprétation. Quand ils demandent aux enseignants d’ encourager les élèves à formuler des hypothèses, à les tester et à en tirer des conclusions, cela ne signifie pas que la méthode de l’enseignement explicite devienne pour autant incompatible avec de tels objectifs. L’enseignement explicite est capable de s’adapter à pareilles injonctions et il sait dorénavant à quels paramètres se montrer attentif.

Car en fonction de la théorie de la charge cognitive, différents recherches démontrent les paramètres d’adaptation à respecter : avec des étudiants maîtrisant moins de concepts ou d’habiletés il s’agit de commencer les travaux de sciences par de l’enseignement explicite. Cela leur permet de traiter moins d’informations simultanément. Une fois que le degré de maîtrise s’est inversé, les travaux de recherche-expérimentation peuvent se dérouler dans des conditions optimales.
Mais pour les étudiants possédant un haut niveau de connaissances et d’habiletés, il est préférable de commencer par des activités de découverte et d’exploration et de ne recourir à l’enseignement explicite que dans un deuxième temps.

REMARQUE
Une grande partie du contenu de ce blog est tirée de l’article de Zhang, L. et Sweller, J. (2024) cité ci-dessous. Aucune traduction française de cet article n’étant disponible à notre connaissance, il nous a paru utile d’en exposer les idées principales aux lectorat francophone.


OUVRAGES CITÉS :
Chen, O., Kalyuga, S., & Sweller, J. (2015). The worked example effect, the generation effect, and element interactivity. Journal of Educational Psychology, 107(3), 689–704.
Chen, O., Kalyuga, S., & Sweller, J. (2017). The expertise reversal effect is a variant of the more general element interactivity effect. Educational Psychology Review, 29, 393–405.
Chen, O., Paas, F., & Sweller, J. (2023). A cognitive load theory approach to defining and measuring task complexity through element interactivity. Educational Psychology Review, 35, 63
De Jong, T., Lazonder, A. W., Chinn, C. A., Fischer, F., Gobert, J., Hmelo-Silver, C. E., Koedinger, K. R., Krajcik, J. S., Kyza, E. A., Linn, M. C., Pedaste, M., Scheiter, K., & Zacharia, Z. C. (2023). Let’s talk evidence – the case for combining inquiry-based and direct instruction. Educational Research Review, 39, 1–14.
Zhang, L. and J. Sweller (2024). “Instructional sequences in science teaching: considering element interactivity when sequencing inquiry-based investigation activities and explicit instruction.” European Journal of Psychology of Education: 1-11.

Verified by ExactMetrics