Face à l’augmentation des comportements difficiles ainsi que des troubles émotionnels et comportementaux des élèves, la Haute École Intercantonale de Pédagogie Spécialisée (HfH) de Zurich a publié un ouvrage très documenté. Intitulé “Sozio-emotionales Lernen: Pädagogik sozio-emotionaler Entwicklungsförderung”  qu’on peut traduire par « L’apprentissage socio-émotionne l: Pédagogie de la promotion des compétences socio-émotionnelles ». Cette publication vise à déterminer le champ de la pédagogie scolaire et celui de l’enseignement spécialisé dans les domaines de la gestion des émotions et du comportement.

Son objectif est de fournir des bases théoriques, diagnostiques et pratiques pour soutenir les élèves et réduire le stress des enseignants.

Le défi invisible : pourquoi l’apprentissage socio-émotionnel (ASE) est crucial

Les problèmes relevant du domaine socio-émotionnel sont largement répandus : environ 16,9 % à 25 % des enfants et adolescents présentent des signes de troubles psychiques. Ces difficultés ne touchent pas seulement les élèves ; elles représentent également un défi majeur pour les enseignants, dont un sur trois présente un risque accru d’épuisement professionnel (burnout). La pandémie de COVID-19, avec ses crises sociales et sociétales, a accentué cette situation, soulignant le rôle essentiel de l’école dans le développement socio-émotionnel.

Même avant la pandémie de Covid-19, 16,9 % des enfants et des jeunes présentaient des problèmes psychologiques (Robert-Koch-Institut, 2018).

Face à ce constat, le concept de l’apprentissage socio-émotionnel (ASE) se présente comme une approche pertinente. L’ASE postule un lien intrinsèque entre les compétences sociales, émotionnelles et l’apprentissage académique.

Le taux d’enfants et de jeunes présentant des problèmes psychologiques s’élève actuellement à 25 %.
(Kamann et al., 2023; Ravens-Sieberer et al., 2022)

Le modèle CASEL : les cinq piliers de l’équilibre

L’ASE vise à doter les élèves de compétences leur permettant de comprendre leurs émotions, de nouer des relations saines, de gérer les conflits de manière constructive et de faire face au stress. Le modèle théorique le plus répandu à l’échelle internationale pour définir ces compétences est celui du Collaborative for Academic, Social and Emotional Learning (CASEL).

Ce modèle distingue cinq domaines de compétences, considérés comme hiérarchiquement liés, le précédent étant une condition préalable au suivant :

  1. Conscience de soi : capacité à percevoir ses propres émotions, pensées, valeurs, forces et limites.
  2. Auto-régulation : capacité à gérer ses propres émotions, pensées et comportements (y compris la motivation et la gestion de soi).
  3. Conscience sociale : capacité à comprendre les perspectives et l’empathie envers les autres.
  4. Compétences relationnelles : capacité à établir et maintenir des relations saines et coopératives.
  5. Prise de décision responsable : capacité à prendre des décisions constructives et éthiques.

L’ASE doit être mis en œuvre de manière séquencée, active, focalisée (spécifique) et explicite (l’acronyme SAFE). Voici les étapes de l’enseignement :

  1. Séquencé (Sequenced) : activités organisées de manière séquentielle pour favoriser l’apprentissage progressif des compétences.
  2. Actif (Active) : les élèves doivent être activement impliqués dans des activités qui leur permettent de pratiquer et de renforcer leurs compétences.
  3. Focalisé (Focused) : les programmes doivent se concentrer explicitement sur le développement spécifique des compétences socio-émotionnelles.
  4. Explicite (Explicit) : Les objectifs d’apprentissage doivent être clairement définis et communiqués aux élèves 1.

Ces étapes sont essentielles pour aider les élèves à développer des compétences solides et durables.

Une approche stratégique à 3 niveaux

Pour répondre à l’hétérogénéité des besoins, la pédagogie socio-émotionnelle s’appuie sur la logique des systèmes de soutien à plusieurs niveaux (Multi-Tiered Systems of Supports), notamment le School Wide Positive Behaviour Support (SWPBS). Ce modèle propose trois niveaux de soutien :

  • Niveau I (prévention universelle) : Il concerne tous les élèves en classe ordinaire. L’objectif est d’établir un climat scolaire serein, fondé sur des valeurs humanistes. L’efficacité repose sur des stratégies de Classroom Management et l’utilisation de programmes ASE curriculaires fondés sur des preuves.
  • Niveau II (prévention sélective) : s’adresse aux élèves identifiés avec des difficultés ou des risques de développement, par des évaluations régulières et fréquentes. Il propose des mesures pédagogiques ou thérapeutiques simples en petits groupes (par exemple, entraînements spécifiques aux compétences ASE, ou soutien individuel avec transfert en classe).
  • Niveau III (prévention individuelle) : interventions réservées aux problèmes très complexes et prononcés, nécessitant un soutien intensif et ciblé, souvent sous forme d’éducation spécialisée ou de thérapie. Une évaluation continue est cruciale aux niveaux II et III pour garantir que les ressources ne soient pas gaspillées dans des mesures inefficaces ou prolongées inutilement.

Comprendre les racines : étiologie et facteurs de résilience

Le développement socio-émotionnel est influencé par un modèle inter- et transactionnel (bio-psycho-social), rejetant les explications mono-causales. L’objectif pédagogique n’est pas seulement de traiter les déficits, mais surtout de renforcer les facteurs de résilience et de protection qui minimisent la probabilité des troubles.

Parmi les facteurs de résilience individuels mis en évidence figurent un concept de soi positif, des capacités de résolution de problèmes bien développées, et des stratégies efficaces de gestion du stress. Au niveau relationnel, des enseignants dotés d’une haute qualité d’interaction et un soutien social fort sont des facteurs de protection majeurs.

« Il faut apprendre aux enfants à ne pas se laisser emporter par leurs passions, mais à les conduire. »

Michel de Montaigne

Les outils d’intervention : théories et pratiques

L’ouvrage explore plusieurs approches théoriques pour la mise en œuvre de l’apprentissage socio-émotionnel (ASE) :

1. Les approches cognitivo-comportementales (TCC) :

Ces approches, basées sur la théorie de l’apprentissage (béhaviorisme), se concentrent sur le comportement observable et les processus cognitifs internes. L’idée centrale est que le comportement est appris et peut être désappris.

  • Mécanismes clés : L’analyse du comportement selon le modèle S-O-R- C (Stimulus-Organisme-Réponse-Conséquence) permet d’identifier les leviers d’intervention.
  • Renforcement positif : Une stratégie fondamentale est le renforcement systématique du comportement souhaité, en se focalisant sur l’effort et la stratégie plutôt que sur le résultat final, favorisant ainsi un concept de soi dynamique.
  • Efficacité : Les TCC sont particulièrement efficaces pour réduire les comportements externalisés (agression, hyperactivité). Des programmes comme le Good Behaviour Game (GBG), une intervention universelle de gestion de classe, ont montré une forte efficacité dans la promotion de l’autorégulation et l’amélioration du climat de classe.

2. L’ancrage relationnel : attachement et mentalisation :

Ces modèles psychodynamiques mettent la relation au centre de la pédagogie, essentielle pour les élèves ayant des troubles du comportement.

  • Pédagogie basée sur l’attachement : Elle vise à offrir des expériences relationnelles sécurisantes et correctives aux enfants ayant des représentations d’attachement insécurisantes. La sensibilité et réactivité du professionnel est centrale pour fournir protection et soin en situation de stress émotionnel.
  • Théorie de la mentalisation : La mentalisation est la capacité à comprendre ses propres états mentaux et ceux des autres (émotions, cognitions) comme étant à l’origine du comportement. Cette compétence est la condition préalable à l’apprentissage socio-émotionnel (CASEL). Les interventions basées sur la mentalisation aident les élèves, en particulier ceux avec des comportements massifs, à réguler leurs affects et à verbaliser leur monde intérieur.

3. Les approches corporelles et systémiques :

  • Psychomotricité : En tant que mesure pédagogico-thérapeutique, elle est fondée sur l’unité corps-esprit-âme. Elle utilise le mouvement et le jeu pour favoriser le développement global, y compris les compétences socio-émotionnelles (connexion cognition, émotion, mouvement). Les expériences corporelles et ludiques permettent de renforcer des facteurs de protection importants de l’apprentissage socio-émotionnel (ASE), comme la perception de soi (Selbstwahrnehmung) et l’autorégulation des impulsions.
  • Approches centrées sur la personne : Elles mettent l’accent sur l’attitude de l’intervenant (empathie, considération positive inconditionnelle, congruence) comme le principal facteur de changement. Cette posture est un facteur de travail essentiel pour la relation pédagogique, applicable à tous les niveaux de soutien, du groupe à l’individu.
  • Approches systémiques et nouvelle autorité : Elles traitent le comportement humain dans le contexte des systèmes sociaux (famille, classe). La nouvelle autorité insiste sur la présence de l’adulte, l’autocontrôle (ne pas se laisser provoquer) et la collaboration en réseau avec les autres adultes.

Le futur : professionnalisation et collaboration

La promotion réussie de l’ASE repose sur plusieurs conditions essentielles :

  1. Reconnaissance du mandat éducatif de l’école : La promotion des compétences socio-émotionnelles fait partie du mandat éducatif à caractère préventif de l’école. Malgré ce qu’en pensent et même qu’en disent certain·e·s. La crainte d’une surcharge est une réalité si l’on s’y attelle en se fiant seulement à son intuition. Si l’on applique les recommandations validées par la science, cela devient tout à fait réaliste.
  2. Diagnostic et évaluation : L’utilisation d’outils de diagnostic (comme l’ICD-11, l’ICF-CY ou les questionnaires de screening) est cruciale pour identifier les besoins précis et déterminer les mesures appropriées. Il convient de préciser que cela doit se faire dans les très rares cas qui résistent aux interventions universelles ainsi qu’à celles du niveau 2. En pareilles circonstances, la coopération multi professionnelle (entre enseignants, logopédistes, psychologues, psychomotriciens, etc.) est indispensable pour obtenir une image complète (interne, externe et sociale) des besoins de l’élève.
  3. Formation des enseignants : Les professionnels doivent apprendre à distinguer entre les dysfonctionnements légers ou graves afin d’adapter l’intensité de leurs interventions visant l’apprentissage socio-émotionnel (ASE) de leurs élèves. La connaissance des bonnes méthodes pédagogiques et leur application judicieuse renforce leur efficacité personnelle, réduit leur stress, leur laisse encore suffisamment d’énergie et de temps pour pouvoir comprendre et accompagner les enfants à besoins particuliers.
  4. Recherche et pratique basée sur les preuves : Il est nécessaire de recourir à des programmes dont l’efficacité est prouvée empiriquement. L’étude systématique des cas individuels (Case Studies) peut aider à légitimer l’action pédagogique spécialisée et à professionnaliser la pratique quotidienne.

Conclusions :

L’application rigoureuse du concept d’Apprentissage socio-émotionnel (ASE), structurée par le modèle à plusieurs niveaux du School Wide Positive Behaviour Support (SWPBS), ouvre une voie réaliste pour la promotion du développement des compétences socio-émotionnelles. Ce cadre permet d’intégrer tout naturellement la promotion des compétences socio-émotionnelles dans le mandat préventif et correctif de l’école (Niveaux I et II).

Grâce à cette fondation solide, les professionnels de l’éducation peuvent concentrer leurs efforts spécialisés sur les élèves qui présentent les défis les plus importants, soit ceux ayant des problèmes  complexes et prononcés. Une telle minorité, pouvant être estimée entre 1 % à 5 % de la population scolaire, bénéficie alors d’une prévention indiquée (Niveau III).

En s’appuyant sur des observations et des évaluations sérieuses et continues (Verlaufsdiagnostik), les équipes peuvent déployer des interventions intensives et spécifiques aux élèves concernés. Ces mesures, qui mobilisent des approches relationnelles (mentalisation) ou cognitivo-comportementales, permettent alors de fournir le soutien nécessaire pour que même les élèves les plus en difficulté acquièrent les compétences socio-émotionnelles essentielles à leur réussite et à une vie autonome.

Bibliographie

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