La parution en 2023 de l’ouvrage “Éduquer sans s’épuiser”, traduction tant attendue de “The Everyday Parenting” du professeur Alan Kazdin (2013), est arrivée avec bonheur au beau milieu d’un débat houleux agitant les acteurs du monde de l’éducation. Depuis une décennie, cet ouvrage était cité dans le conflit qui oppose deux camps difficilement réconciliables : les apôtres d’une éducation positive prônant l’absence totale d’interdits et de sanctions, et ceux qui, face à des parents désemparés, préconisent un retour à des pratiques plus fermes.
Le professeur Kazdin, figure de proue de la psychologie comportementale, apporte une contribution majeure à ce débat en proposant une approche nuancée, fondée sur des décennies de recherche scientifique. Son ouvrage, véritable boîte à outils pour les parents, offre des solutions concrètes pour faire face aux défis du quotidien, tout en évitant les extrêmes d’une éducation laxiste ou autoritaire.
Dans cet article, nous explorerons les liens entre la méthode d’Alan Kazdin, destinée prioritairement aux enfants difficiles en milieu familial, et le Soutien au comportement positif (SCP), souvent utilisé en milieu scolaire. Nous chercherons à déterminer si ces deux approches peuvent se compléter.
Nous nous interrogerons également sur la pertinence d’appliquer tous les aspects de la méthode Kazdin dans le contexte spécifique de la classe. Nous nous demanderons si certaines recommandations pourraient s’avérer inopérantes, voire contre-productives face aux défis spécifiques de la gestion de groupes d’élèves.
Enfin, nous tenterons de voir si la dichotomie entre pédagogie positive et pratiques disciplinaires correctives constitue un véritable enjeu lorsque l’on se préoccupe de l’efficacité de l’enseignement, du bien-être des élèves et de la santé des enseignant·e·s.
LES DISPOSITIFS D’ALAN KAZDIN ET LE SOUTIEN AU COMPORTEMENT POSITIF COMPORTENT-ILS DES POINTS DE CONVERGENCE ?
Les méthodes Kazdin et Soutien au comportement positif (SCP) accordent toutes deux une grande importance à la lettre « A » de l’acronyme « ACC » comme « Antécédents, Comportements, Conséquences ». « A » pour « Antécédents » se réfère à l’environnement, aux événement qui prévalent ou que l’on met en place avant les « Comportements ». Ils sont les équivalents de déclencheurs ou de situations qui pèsent sur les façons de se comporter.
On constatera que certains des points contenus dans les deux tableaux ci-après se recoupent. Ils révèlent les similitudes existant entre deux méthodes éducatives basées sur le respect, la bienveillance, la clarté, la structuration et l’anticipation des tensions afin de favoriser un environnement d’apprentissage positif, propice à l’épanouissement des enfants.
L’ÉDUCATION POSITIVE DE KAZDIN ET LE SCP : UNE COMPLÉMENTARITÉ ?
On l’a vu, la méthode Kazdin, basée sur la psychologie comportementale, met l’accent sur le renforcement positif des comportements souhaités et l’utilisation de conséquences logiques pour atténuer et faire disparaître les comportements inappropriés. Le SCP privilégie de la même façon la prévention des problèmes de comportement en créant un climat de classe positif et en insistant lui aussi sur l’importance d’enseigner les comportements attendus dans les différents lieux et situations propres à un établissement scolaire.
Il paraît évident que ces deux approches se complètent dans leur état d’esprit et leurs ambitions éducatives, tout en gardant leurs spécificités.
« C » COMME « COMPORTEMENTS »
Toutes les sociétés doivent relever le défi de favoriser la cohabitation d’individus ayant des caractères, des besoins et des envies qui tantôt se rejoignent et se complètent mais qui peuvent aussi entrer en conflit. D’où l’importance de réguler les comportements, que ce soit dans la cellule familiale, au sein d’une même classe ou d’un établissement scolaire.
Examinons maintenant ce que disent le SCP et l’ACC de leurs « C » comme « Comportements » respectifs à travers deux listes tirées de leurs principales recommandations.
Les deux relèvent l’importance d’une communication claire et d’un renforcement positif dans les relations entre adultes et enfants-écoliers.
La première met l’accent sur la définition explicite des comportements attendus et l’utilisation d’incitations verbales, favorisant ainsi la compréhension et la motivation intrinsèque de l’enfant.
La deuxième les recommande aussi (cf. le tableau ci-dessus), mais elle décline certains de ces gestes en les adaptant à trois contraintes propres aux contextes scolaires : parvenir à gérer tout un groupe – elle le fait via des rituels structurants et l’anticipation des perturbations – et respecter l’obligation de garder le focus sur la matière à travailler – d’où des interventions discrètes, qu’il s’agisse des renforcements positifs autant que des rappels à l’ordre rapides et subtils. Troisième contrainte et non des moindres : à l’école, les félicitations ne peuvent être renforcées par des contacts physiques, même lorsqu’ils sont animés de bonnes intentions. Les directives interdisant les contacts physiques deviennent au contraire toujours plus strictes à cet égard.
Malgré ces nuances, les deux approches visent à créer un environnement d’apprentissage positif, où l’enfant se sent compris, soutenu, encouragé et accompagné dans l’adoption des comportements appropriés.
« C » COMME « CONSÉQUENCES » – GÉRER DES CLASSES ENTIÈRES FAIT TOUTE LA DIFFÉRENCE
Améliorer, corriger, éduquer un seul enfant que l’on voit à domicile quotidiennement en semaine et le week-end n’est en rien comparable aux tâches que doit mener à bien le corps enseignant. La mission qui lui est confiée, à savoir faire travailler en bonne intelligence une vingtaine d’individus très différents les uns des autres est une des composantes majeures de sa profession. Sa tâche principale consiste à leur transmettre un savoir et des compétences bien précises dans un laps de temps limité.
C’est la grande différence entre la méthode Kazdin – qui s’adresse en priorité à des individus isolés – et le SCP qui concerne la gestion de classes entières. Quand nous écrivons « individus isolés » il faut relever au passage ce que Kazdin précise à longueur d’interviews : sa méthode est conçue pour des cas bien spécifiques d’enfants ayant des problèmes de comportement. Aucun parent, selon lui, n’est obligé de suivre constamment ses conseils ni de les appliquer à tous les enfants.
Ces deux types de contextes très différents l’un de l’autre a pour effet d’impacter ce que Kazdin et les comportementalistes nomment les « Conséquences » (le deuxième « C » de ACC), appelées communément « récompenses » quand les comportements attendus suscitent l’approbation des éducateurs ou « sanctions » quand ils déplaisent aux adultes.
L’ABSENCE DE RENFORCEMENT
Si certaines « conséquences » recommandées par Kazdin conviennent au milieu scolaire et se révèlent compatibles avec le SCP, il en est une, notamment, qui ne convient pas : l’auteur l’appelle « l’absence de renforcement ».
Elle revient à ignorer l’enfant qui vient de commettre une bêtise ou une provocation. En s’abstenant d’intervenir, de manifester son mécontentement et même de simplement regarder l’enfant ou de lui parler, on le prive d’une forme d’attention ou d’intérêt, lui montrant par là qu’il devra dorénavant bien se comporter pour exister aux yeux de l’adulte. Voilà qui peut être fait quand l’enfant est seul mais qu’il faut absolument éviter lorsqu’il évolue au sein d’un groupe.
TRANSGRESSION COMMISE EN PRIVÉ VERSUS AU SEIN D’UN GROUPE.
Il faut insister ici sur le fait que la transgression d’une règle n’a pas les mêmes conséquences selon qu’elle est commise en privé ou en public, et qu’elle nécessite donc une approche différente pour plusieurs raisons :
1. Impact sur les autres :
- En privé : La transgression n’affecte généralement que la personne qui la commet. Les conséquences sont donc limitées et peuvent être gérées de manière individuelle.
- En public : La transgression peut perturber l’ordre, créer un sentiment d’insécurité ou d’injustice, et influencer le comportement des autres. Elle nécessite donc une réponse qui prenne en compte l’impact sur le groupe.
2. Dimension éducative :
- En privé : La transgression peut être l’occasion d’un dialogue constructif, d’une explication de la règle et de ses raisons d’être. L’objectif est d’aider la personne à comprendre son erreur et à l’éviter à l’avenir.
- En public : La transgression peut servir d’exemple pour rappeler l’importance de la règle et les conséquences de son non-respect. Il s’agit de réaffirmer les valeurs collectives et de prévenir d’autres comportements similaires.
3. Maintien de l’autorité :
- En privé : La réponse à la transgression peut être plus souple, en tenant compte des circonstances et de la personnalité de l’individu. L’objectif est de préserver la relation de confiance tout en faisant respecter la règle.
- En public : La réponse doit être plus ferme et cohérente pour maintenir l’autorité et la crédibilité de celui qui applique la règle. Il s’agit d’éviter un effet d’entraînement et de préserver l’ordre social.
4. Respect de la dignité :
- En privé : La personne qui transgresse la règle peut être réprimandée, mais il est important de préserver sa dignité et de lui offrir la possibilité de se racheter.
- En public : La réponse doit être proportionnée à la gravité de la faute et éviter toute humiliation publique. Il s’agit de faire respecter la règle tout en préservant le respect de la personne.
En résumé, la gestion d’une transgression en privé ou en public doit tenir compte de l’impact sur les autres, de la dimension éducative, du maintien de l’autorité et du respect de la dignité de chacun. Une approche adaptée permet de préserver l’ordre social tout en favorisant l’apprentissage et la responsabilisation individuelle. (Cf. Prairat 2011, Richoz 2018).
APPLIQUER LA DISCIPLINE POSITIVE OU DES PRATIQUES DISCIPLINAIRES CORRECTIVES, EST-CE UN CHOIX IMPORTANT POUR LES ÉLÈVES ?
Le débat entre pédagogie positive et pratiques disciplinaires correctives ne peut occulter les deux défis majeurs posés aux adultes en charge de la formation et de l’éducation d’enfants et d’adolescents : ils doivent intéresser leur auditoire, gérer des rythmes de compréhension et de progression divers et variés. Ils ont aussi pour tâche de mettre en place un cadre structuré et sécurisant pour les élèves, tout en encourageant leur autonomie, la coopération et le respect mutuel. Maintenir enfin un équilibre subtil entre bienveillance et fermeté ainsi que prendre en compte des résistances d’élèves moins ouverts aux activités proposées font encore partie de leurs missions premières.
La pédagogie de la “réponse à l’intervention” a identifié les trois groupes d’élèves qui se forment au fur et à mesure de l’avancée des cours et des séquences : les premiers 80% d’individus qui comprennent de façon satisfaisante et se plient aux règles de bonne conduite. Viennent ensuite les 20% qui demandent des interventions plus spécifiques. Restent enfin les 5% d’enfants ou d’adolescents pour lesquels il faut souvent beaucoup chercher avant de trouver les dispositifs capables de les faire progresser, que ce soit dans leurs compétences sociales ou scolaires.
La taille d’effet induite par la pratique de la réponse de l’intervention figure parmi les plus élevées qu’a identifiées John Hattie. A contrario, selon les observations que nous avons faites, une gestion uniforme et standardisée des groupes d’élèves laisse beaucoup d’entre eux dans des états de souffrance qui constituent alors un terrain favorable à l’apparition de sentiments de rancœur, de jalousie et de révolte.
L’IMPLICATION DANS LE MÉTIER, UN FACTEUR DÉCISIF
Nous émettons l’hypothèse que l’implication des enseignants dans leur métier constitue par conséquent un marqueur qui a plus d’importance sur le bien-être des élèves que le choix entre pédagogie positive ou corrective.
Même si l’on ne prend en compte que la dimension « gestion de classe » du métier, un professeur peu engagé qui laisse les transgressions des règles sans réponse ouvre la voie à une escalade des comportements problématiques. Cette absence de cadre entraîne des tensions puis des conflits graves pouvant conduire à des abus ou des exclusions.
Un enseignant investi, qui, au contraire, prend le temps d’établir des règles claires, qui réagit aux écarts de conduite et accompagne les élèves perturbateurs dans leur cheminement vers un meilleur comportement, instaurera un climat de respect et d’ordre. Que cet enseignant soit partisan de discipline corrective ou positive importe moins que son engagement et sa constance qui, eux, feront la différence. Car les élèves qui sentent un cadre sécurisant et une autorité bienveillante mis en place par l’adulte sont plus enclins à respecter les règles et à se respecter mutuellement.
LES DIFFÉRENTS TEMPS DES INTERVENTIONS
Le traitement des écarts disciplinaires peut lui aussi faire – ou ne pas faire – l’objet d’attention particulière et de dispositifs d’intervention. Quand rien n’est appliqué, les élèves à problème se faufilent dans des espaces qui leur donnent l’impression que les règles ne sont pas respectées. Ils ont alors tout loisir de reproduire leurs propres écarts mais avec le risque de subir ceux des autres. La fébrilité et l’agitation s’installent.
Si l’on revient aux 5% d’élèves qui résistent à la fois aux interventions standards et aux mesures personnalisées, c’est à eux qu’il convient d’offrir des programmes encore plus ciblés. Les interventions éducationnelles préconisées par Alan Kazdin font bien évidemment partie des pistes à expérimenter.
Là encore, pour détecter les élèves susceptibles de profiter de ces traitements spécifiques il faut pouvoir compter sur des enseignant·e·s très investi·e·s. Et cela reste encore plus vrai au moment où il s’agit de prendre le relais en classe de ce qui est fait dans le cabinet des psychologues ou dans les familles.
CONCLUSION
En fonction de tout ce qui précède, nous pouvons émettre l’hypothèse que les impératifs liés à la gestion d’un groupe-classe rendent la dichotomie discipline positive versus interventions correctives moins significative à l’école que ce qui se joue au sein de la famille. A l’école, les extrêmes sont bien évidemment à éviter, que ce soit le laisser-faire complet d’une part et, d’autre part, le tout répressif. Ni les sanctions, ni l’ignorance des dysfonctionnements ne peuvent remplacer d’authentiques pratiques éducatives.
A cet égard, la méthode Kazdin, bien qu’initialement conçue pour le contexte familial, offre des pistes intéressantes pour la création d’un environnement scolaire harmonieux. En l’adaptant et en la combinant avec d’autres approches, comme le SCP, les enseignants peuvent espérer des retombées positives sur la totalité des élèves, y compris les plus compliqués. Et cela, ce n’est rien de moins que l’idéal dont tous les adultes rêvent.
BIBLIOGRAPHIE :
Chetrit, M. (2021) : Éducation positive : une question d’équilibre ? Démêler le vrai du faux de la parentalité bienveillante, Solar.
HATTIE, J. (2017): L’apprentissage visible pour les enseignants, PUQ.
Kazdin, A. (2023). Eduquer sans s’épuiser ! Les outils pour une éducation positive qui pose des limites (Chetrit, M. & Ramus, F. Préf.). Solar.
Prairat, E. (2011). La sanction en éducation. PUF.
Richoz, J.-C. (2018) : Prévenir et gérer l’indiscipline dans les classes primaires et secondaires, Favre.