Question incongrue ? Pas tant que ça. Le débat entre les partisans d’une formation pédagogique de base incluant la transmission de gestes techniques éprouvés, d’une part et les inconditionnels d’une démarche réflexive, d’autre part, existe bel et bien.

Dès le milieu du XXème siècle (année 60), les universités mettent sur pied des programmes de formation des enseignants qui vont s’écarter de ce qui était proposé par les écoles professionnelles (appelées parfois écoles normales) dans lesquelles l’enseignement des techniques pédagogiques était largement enseigné et exercé.

DES COURS DISPENSÉS DANS UNE PERSPECTIVE RÉELLEMENT SCIENTIFIQUE

Voici, par exemple, ce que l’on peut lire dans un rapport de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec paru en 1964 :
La formation professionnelle des enseignants requiert des cours théoriques, des stages et un entraînement dirigé. Les premiers, en particulier les cours de psychologie, de didactique et de philosophie de l’éducation doivent être dispensés dans une perspective réellement scientifique ; ils doivent éviter tout ce qui les apparenterait à des cours de technique ou à la simple transmission de recettes éprouvées tout ce qui les rattacherait trop étroitement aux programmes en usage dans les écoles. (Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec, 1964, p. 304-305 ; cité par Gauthier 2022, p. 81).
Ce qui frappe d’emblée dans cet extrait cité par Gauthier (2022, p. 81), c’est la radicalité du propos exprimée par un « Éviter TOUT » répété par deux fois.
Une position plus nuancée aurait mieux convenu selon nous, invitant à appliquer les techniques enseignées avec un maximum d’intelligence, d’esprit critique et de sensibilité. Elle aurait évité de sous-entendre une forme de méfiance envers l’esprit de discernement des enseignant·e·s.
L’extrait ci-dessus se distingue aussi par l’opposition qu’il affiche entre cours techniques d’une part et, de l’autre, une « perspective réellement scientifique ».

DÉMARCHE SCIENTIFIQUE APPLIQUÉES AUX PRATIQUES PROFESSIONNELLES

L’une des missions dévolues à la démarche scientifique consiste à établir ce qui, dans un domaine d’intervention donné, produit les résultats bénéfiques escomptés par-delà la subjectivité des acteurs impliqués, par-delà les fausses bonnes idées et les initiatives hasardeuses aux effets potentiellement négatifs. Cette recherche des meilleures pratiques, nous la validons et la souhaitons lorsque nous confions notre vie à l’intervention du corps médical ou aux bons soins d’une compagnie aérienne, i.e. lorsque notre vie est en jeu. Alors pourquoi cette démarche deviendrait tout à coup condamnable lorsqu’il s’agit de pédagogie ?

L’ÉDUCATION FONDÉE SUR DES PREUVES

L’éducation fondée sur des preuves ou Evidence based education (EBE) aurait pu mettre fin au débat entre les partisans d’une démarche véritablement scientifique d’un côté et, de l’autre, les formateurs soucieux d’outiller les enseignant·e·s face aux défis d’un métier qui devient chaque jour plus complexe.
C’eût été trop simple. L’EBE est ressentie par certains chercheurs comme une menace susceptible d’étouffer la liberté de chercher et d’expérimenter à tel point qu’ils vont jusqu’à prôner la supériorité du concept sur les preuves : « Dans cette perspective, ce n’est pas la preuve qui importe, c’est le concept ! » Ces propos sont de Saussez et Lessard, 2009, p. 130 cités par Gauthier 2022, p. 86.
Saussez et Lessard prétendent également que « le jugement professionnel des enseignants est davantage orienté par des questions de valeurs que par des questions techniques » (Saussez et Lessard, 2009, p. 130).

LES QUESTIONS TECHNIQUES INTÉRESSENT-ELLES VRAIMENT LE CORPS ENSEIGNANT ?
Michael Huberman s’est penché sur le rapport des enseignants à la recherche scientifique et aux connaissances pédagogiques.
Professeur à l’université de Genève et à Harvard, il a mis en évidence une différence importante existant entre les savoirs produits par les chercheurs et les besoins des pédagogues du terrain. Si les premiers accordent surtout de l’importance à comprendre le pourquoi des choses, les seconds s’intéressent à comment en tirer le meilleur parti : « […] dans l’univers scolaire, on a tendance à passer très vite de l’utilisation conceptuelle à l’utilisation instrumentale : résoudre des problèmes, améliorer les pratiques actuelles, introduire de nouvelles pratiques » (Huberman, 1983, p. 158).
Car les contraintes auxquelles doivent faire face les enseignants sont concrètes, urgentes, multiples et se résument en « savoir se débrouiller face à des élèves et à des classes ».

Qu’est-ce que je fais quand j’arrive dans une classe et qu’il y a 10 jeunes qui ne foutent rien et qui foutent le bordel et que ça déteint sur les 25 autres ? Qu’est-ce que je fais ?

Un enseignant nouvellement arrivé dans la profession

Dans son mémoire de 2012, Frédéric Sauvé cite un enseignant qui ne mâche pas ses mots : « Quand tu poses la question : Qu’est-ce que je fais quand j’arrive dans une classe et qu’il y a 10 jeunes qui ne foutent rien et qui foutent le bordel et que ça déteint sur les 25 autres ? Qu’est-ce que je fais ? Il n’y a aucun prof à l’université qui te répond à ça, tu vas l’apprendre sur le tas » (Sauvé, 2012, p. 116)

LES SAVOIR-FAIRE QUI FONCTIONNENT

Les enseignant·e·s ont tendance, dès lors, à privilégier les savoir-faire qui fonctionnent. Et pour juger de leur efficacité, ils se réfèrent autant aux contraintes objectives auxquelles ils sont soumis (injonctions des autorités scolaires et étatiques) qu’à des jugements plus subjectifs tels que l’intuition ou les témoignages des collègues. Selon Huberman, ils se tiennent à l’écart des grandes manifestations telles que les congrès ou les colloques. Ils privilégieraient en lieu et place les lectures personnelles et les échanges avec leurs pairs qui, eux, ont l’avantage d’être toujours présents dans l’école et sont ainsi susceptibles d’apporter de l’aide en temps réel.
Michael Huberman regrette que les chercheurs en éducation ne prennent pas davantage en compte les besoins des personnes du terrain.
Jean-Michel Van der Maren, professeur et directeur de recherches à l’Université de Montréal, va dans le même sens. Il plaide en faveur d’une recherche scientifique qui s’attache à répondre aux questions et aux problèmes concrets des enseignant·e·s :
[…] si les formations professionnelles, initiales et continues, doivent encore fournir des modèles d’analyse et de compréhension des situations problèmes, elles doivent aussi instrumenter les praticiens sur un plan pragmatique : leur présenter comment se font efficacement les gestes du métier ou les actes professionnels, comment ces gestes actualisent les valeurs du métier ou les idéaux de la profession et tiennent compte des contraintes concrètes de son exécution. […] (Van der Maren, 2003, p. 473).

QUE DIT LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE À PROPOS DU RECOURS À DES MODÈLES PÉDAGOGIQUES ?

Dans une étude à vaste spectre parue en 2002, Borman et ses collaborateurs ont pu mesurer l’effet de la mise en place de programmes pédagogiques destinés à améliorer les performances d’élèves scolarisés dans des établissements étasuniens de milieux défavorisés. Les améliorations sont plus conséquentes lorsque les écoles optent pour la mise en place de programmes ayant déjà fonctionné ailleurs. A titre d’exemple, les méthodes Direct Instruction et Success for All obtiennent des tailles d’effet de 0,21 et 0,18 alors que la moyenne des établissements analysés se situe à 0,15. Ce sont les écoles qui ont opté pour des réformes créées par elles-mêmes de toutes pièces qui obtiennent les moins bons résultats.
La méta-analyse de Borman (2002) synthétise 232 recherches portant sur les écoles ayant participé au programme Comprehensive Schoolwide Reform Demonstration (CSRD), ce qui correspond à 1 111 mesures obtenues auprès de 145 296 élèves.
Ce qui est valable pour l’ensemble d’une école l’est sans doute tout autant pour chaque enseignant·e. Se référer à des modèles, faire l’effort de se les approprier, de les adapter aux conditions toujours changeantes du contexte d’enseignement permet d’éviter les impasses, d’économiser un temps précieux qu’on pourra ainsi investir dans le perfectionnement de ces mêmes modèles.

CONCLUSION

Clermont Gauthier (2022) relève : “Il y a un phénomène plutôt paradoxal en enseignement : d’un côté, on mentionne que la situation pédagogique est sous l’emprise du rythme rapide et de l’urgence, de la pression continue sur les épaules de l’enseignant […] et de l’autre, on prêche pour que l’enseignant construise son savoir-faire. Comme si un enseignant avait le temps, dans ce contexte de travail intense, de découvrir et de construire ”! (p.97)
Dans les formations dispensées aux enseignant·e·s, il convient donc de diffuser des exemples de cours et des témoignages de collègues qui permettent tout à la fois d’illustrer les fondements théoriques présentés, de susciter des discussions et d’encourager des changements de pratique.
Les participant·e·s les apprécient beaucoup. Car enseigner est un métier complexe, surtout si l’on s’impose des obligations de résultats. Jackson (1968), cité par Gauthier (2022, page 97), avait mesuré jusqu’à 200 interventions à l’heure dans les classes du primaire.
Le besoin d’aides concrètes prenant la forme de supports de cours et d’apports théoriques validés par les preuves, la curiosité d’en savoir davantage sur les succès que d’autres enseignant·e·s ont réussi à obtenir sur le terrain représentent autant d’attentes légitimes de leur part qu’il faut s’efforcer de combler du mieux possible.

OUVRAGES ET ARTICLES CITÉS :

Borman, G.D, Hewes, G.M., Overman, L.T. et Brown, S. (2002). Comprehensive School Reform and Student Achievement: A Meta-Analysis. https://www.researchgate.net/publication/237390840_Comprehensive_School_Reform_and_Achievement_A_Meta-Analysis

Gauthier, C. (2022) : Et si on initiait au métier avec des recettes ? Apprendre à enseigner comme on apprend à cuisiner. In Gauthier. C., Bissonnette S., Bocquillon, M. : Questions pratiques et théoriques sur l’enseignement explicite, Québec.

Huberman, M. (1980). Recipes for Busy Kitchens : A Situational Analysis of Routine Knowledge Use in School. Washington, D.C. : National Institute of Education, Program on Research and Educational Practice.
Huberman, M. (1982). L’utilisation de la recherche éducationnelle : Vers un mode d’emploi. Éducation et recherche, 4(2), 136-152.
Huberman, M. (1983). Répertoires, recettes et vie de classe : comment les enseignants utilisent l’information. Éducation et recherche, 5(2), 157-177.
Saussez, F. et Lessard, C. (2009). Entre orthodoxie et pluralisme, les enjeux de l’éducation basée sur la preuve. Revue française de pédagogie, 168 (juillet-août-septembre), 111-136.

Sauvé, F. (2012). Analyse de l’attrition des enseignants au Québec. Mémoire de fin d’études en sciences de l’éducation, Université de Montréal. Consulté en ligne : https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/bitstream/handle/1866/8532/Sauve_Frederic_2012_memoire.pdf?sequence=4&isAllowed=y
Van der Maren, J.-M. (2003). Une formation professionnelle et scientifique en éducation est-elle possible ? Revue des sciences de l’éducation, 29(3), 467-476. Consulté en ligne : https://www.erudit.org/fr/revues/rse/2003-v29-n3-rse966/011399ar.pdf

POST SCRIPTUM EN FORME DE PRÉCISION
Cet article de blog doit beaucoup à Clermont Gauthier dont la contribution à l’ouvrage collectif (2022) cité dans la bibliographie constitue la trame de notre publication.

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