A l’heure des réseaux sociaux et des smartphones qui suivent les élèves jour et nuit, la lutte contre le harcèlement scolaire figure au nombre des priorités des professionnels de l’éducation. Il s’agit d’une préoccupation dont nous ne pouvons que nous réjouir, bien sûr. Comment se fait-il que les médias relaient à intervalles réguliers des interventions inattendues d’associations de motards qui se vouent à la protection d’élèves en souffrance ? Ces initiatives témoignent malheureusement de l’insatisfaction ressentie par certains parents d’élèves qui se sentent lâchés par les directions d’école. Cela, au moment où leur enfant ne trouve pas la protection souhaitée face à certaines formes de harcèlement particulièrement graves.
INTERVENTIONS RÉCENTES D’ANGES GARDIENS MOTORISES
Parmi les quelques exemples d’interventions atypiques récentes, on peut citer ces vingt motards français, membres de l’association Stor Börn qui, en octobre 2021, sont partis de Ouistreham dans le Calvados pour rallier l’école de Serquigny. But de l’opération : soutenir un enfant victime de harcèlement. Le 12 novembre 21, ils recommencent devant le collège Dunois à Caen. A la même période, un fait similaire défraie la chronique à Monthey, en Suisse, où, cette fois-ci, les bikers Templars Against Child Abuse interviennent devant un collège de niveau cycle d’orientation. Quelques mois plus tard, en mai 2022, des motards de l’association Heim Dall accompagnent le petit Dario à l’école de Balexert à Genève. Le Danemark, la Suède et l’Allemagne hébergent eux aussi des associations de motards portés à défendre des élèves en proie à des vexations relevant du harcèlement scolaire.
RÉACTIONS A CES OPÉRATIONS COUPS DE POING
Face à ces actions spectaculaires, personne n’est indifférent : l’élève protégé et ses parents se sentent soutenus et sont ravis. A l’inverse, les directions d’école s’indignent devant de telles opérations qui les obligent à gérer le mécontentement d’enseignants ainsi que l’inquiétude d’autres parents émus par l’irruption de motos pétaradantes montées par des conducteurs bardés de cuir.
Je comprends que, en tant que parents, quand on touche à sa chair, c’est extrêmement sensible.
UN PROBLÈME DE TEMPORALITÉ ?
Face aux micros tendus par la radio, les directeurs d’école se défendent de n’avoir rien fait. Voici, par exemple, les propos tenus par le chef d’établissement d’une école concernée, relayés par la radio suisse romande dans une émission du printemps 2022: « Je comprends que, en tant que parents, quand on touche à sa chair, c’est extrêmement sensible. Maintenant, il ne faut pas rentrer dans un système d’hypersensibilité avec des réactions qui relèvent aussi de la sensibilité un peu rapide. Moi, je ne peux pas condamner un parent qui réagit par rapport au fait que son enfant ait été victime. Par contre, je pense qu’il serait important de leur dire qu’on a des institutions qui nous permettent de régler ces problèmes-là. Après, c’est possible qu’il y ait des parents qui ont perdu un petit peu confiance dans l’institution. A nous de travailler ensemble pour montrer ce qu’on fait pour regagner cette confiance. Le jeune veut une réponse tout de suite à une question. Un adolescent, c’est ça : il a un problème, il aimerait qu’il soit résolu dans la minute. Nous on doit lui expliquer que les choses prennent du temps, parfois. »
Ces propos mettent le doigt sur le problème de la temporalité. Face à des menaces ou, pire encore, des brimades ou des violences, si un élève demande l’intervention des instances compétentes, il veut une protection immédiate. La perspective de subir d’autres coups ou d’autres violences psychologiques n’incite pas à l’attente. Comment, dès lors, concilier cette urgence avec le temps nécessaire à une enquête, garante d’une intervention pertinente et équitable de la part du directeur ?
J’ai eu d’la médiation. Et puis, ça s’termine pas, y a toujours d’autres médiations et c’est toujours la même chose. Et, après, ils savent plus trop quoi faire, les médiateurs.
LE RECOURS À LA MÉDITATION ET SES LIMITES
Lorsque le reporter demande au chef d’établissement comment l’école résout les problèmes de harcèlement, le directeur répond que les cas sont transférés à un enseignant formé à la méditation.
Reporter : « Quand on a une situation qui relève du harcèlement scolaire, concrètement, qu’est-ce que vous faites » ?
Enseignant – médiateur : « Alors la première chose, on va essayer d’instaurer un peu un climat de confiance avec l’élève. Et puis, c’est vrai que si on veut vraiment arriver sur la longueur à des résultats, il faut tenir compte également du harceleur. Il faut, quelque part, casser cette envie de harceler. Simplement le fait qu’il en parle, ça va déjà le faire réfléchir un petit peu sur le bien-fondé du fait de harceler quelqu’un. Il va prendre conscience finalement de ses actes et puis, petit à petit on essaye d’aller un petit peu plus loin en essayant de comprendre pourquoi, etc. Et pour le harcelé, l’important c’est de le faire parler parce que souvent dans ce genre de situation, il aura tendance à se renfermer et puis à rentrer dans un engrenage où il ira de moins en moins bien ».
On remarquera que le mot « protection » de la victime n’est prononcé ni par le médiateur, ni par le chef d’établissement. Il est plutôt question de « médiation », de travail en profondeur, de faire parler l’élève-cible.
Les limites d’un tel dispositif sont évidentes. L’une des victimes interrogées, le relève sans détours.
« […] Toutes les choses qu’on a déjà essayées n’ont malheureusement pas fonctionné… J’ai eu d’la médiation. Et puis, ça s’termine pas, y a toujours d’autres méditations et c’est toujours la même chose. Et, après, ils savent plus trop quoi faire, les médiateurs ».
FAUT-IL S’EN REMETTRE AUX SPÉCIALISTES ?
La même radio ayant interrogé un autre chef d’établissement sur la question, celui-ci invoque la nécessité de s’en remettre aux recommandations et projets élaborés par des spécialistes. Le journaliste donne alors la parole à la personne réputée pour sa connaissance approfondie du sujet.
Reporter : Les projets [de lutte contre le harcèlement], ça fonctionne ?
Spécialiste : Alors, oui, comment dire, on va dire que toute action amène finalement à avoir des effets sur des situations de harcèlement. On voit que quand on parle de harcèlement, déjà ça a un effet sur les préventions. Je dirais que tout projet pilote est intéressant, et, au-delà de ça, amène un plus sur le climat scolaire.
Reporter: Mais concrètement, vous pourriez me donner un exemple de comment ça fonctionne?
Spécialiste: Vous dites un projet pilote?
Reporter : Oui, qu’est-ce qu’on peut faire de plus ?
Spécialiste: Par exemple, je conseillerais, vous allez dire que je me répète, mais c’est toujours l’idée de travailler sur les compétences psycho-sociales, donc vraiment amener les élèves à échanger, à favoriser des relations de qualité entre eux, à prendre le temps de se connaître aussi, ce sont des activités qui peuvent être appliquées en classe, voire même en même temps que l’apprentissage des disciplines. Ça serait l’un des exemples.
RECHERCHE PROTECTION, DÉSESPÉRÉMENT
On le voit une fois de plus, le concept de « protection de la victime » n’apparaît ni dans les propos du chef d’établissement, ni dans ceux de l’enseignant-médiateur, ni dans ceux de la spécialiste des questions de harcèlement, alors qu’il devrait être la première préoccupation qui vient à l’esprit de tous les acteurs. Pas étonnant, dès lors, que les motards protecteurs rencontrent un certain succès : la protection est leur concept moteur, si j’ose dire. A cet égard, ils font office de révélateur d’une bizarrerie, pour ne pas dire d’un dysfonctionnement qu’il convient de corriger.
La raison pour laquelle on oublie de protéger la victime provient de deux malentendus.
PRENDRE DES MESURES NE SIGNIFIE PAS PRONONCER DES SANCTIONS (PREMIER MALENTENDU)
Quand un élève signale l’existence d’une menace à l’un des adultes de l’école, il attend d’eux une protection efficace. Le principe de précaution veut que cette demande soit prise très au sérieux et fasse l’objet d’un traitement immédiat.
L’intervention nécessite autant de tact et de collaboration avec le plaignant que de rapidité dans la mise en place de mesures protectrices. Avec l’accord de l’élève-cible, il s’agit dès lors de rencontrer les auteurs de la menace pour leur signaler qu’une enquête est enclenchée en annonçant clairement qu’ils ne sont pas considérés comme coupables. Par contre, on leur demande explicitement de faire ce qui est en leur pouvoir pour écarter toute menace ou mesure de rétorsion. Cette demande s’étend par délégation à l’entourage de l’auteur – ou des auteurs présumés. Au passage, on leur fait remarquer que la transgression de cette demande revêtirait une gravité particulière, puisque cela reviendrait à désobéir aux adultes de l’école qui l’ont notifiée.
Quand les auteurs potentiels n’inspirent pas suffisamment confiance, les adultes de l’école iront jusqu’à prendre contact avec leurs parents en leur expliquant qu’une enquête est en cours. Au besoin, il faudra préciser que leur enfant n’est pas considéré comme coupable, mais qu’il ne doit en aucun cas intervenir sur l’élève-cible. Leur dire encore qu’ils seront tenus au courant des développements de l’enquête.
L’IMMÉDIATETÉ ET L’EFFICACITÉ DE LA PROTECTION SONT INDISPENSABLES
Que la menace soit ponctuelle ou récurrente, il faut un certain courage à l’élève-cible pour oser s’ouvrir à un adulte. Car il prend des risques et notamment celui de provoquer ou d’augmenter l’hostilité des agresseurs à son endroit. C’est la raison pour laquelle les adultes mis dans la confidence doivent agir rapidement.
C’est au nom de cette urgence que les incitations à agir de manière concertée doivent être comprises comme des conseils et pas comme des freins susceptibles d’entraver le passage à l’action des professionnels de l’éducation. Un enseignant prendra sur lui d’accompagner un élève-cible à la direction de l’école, par exemple. Un membre de la direction devra se sentir la liberté d’élaborer un dispositif de protection sans forcément attendre le feu vert de sa hiérarchie ou la réunion d’une cellule de crise.
DISTINGUER LES TROIS DIFFÉRENTS TEMPS DE LA GESTION DES VIOLENCES, DES BRIMADES ET DU HARCÈLEMENT (DEUXIÈME MALENTENDU).
Si certaines directions d’école paraissent avoir peur de mal agir au point d’être accusées de ne pas en faire suffisamment, c’est parce qu’elles confondent les trois temps de la gestion des violences et du harcèlement.
Une bonne gestion commence par l’instauration d’un climat d’établissement serein, où le respect de valeurs humanistes se construit avec une méthode et un soin tout particuliers.
Ce premier temps s’appelle parfois le « traitement préventif » ou « traitement à froid » des crises potentielles. Nous ne nous y attardons pas, sachant que c’est un sujet amplement abordé par des dispositifs tels que le Soutien au comportement positif, par exemple.
Le deuxième temps recouvre les moments où les crises apparaissent. La mise en place de mesures de protection des élèves-cibles s’impose alors avant toute chose, avant toute autre considération. Si l’enquête a révélé que des faits graves ont été commis à l’encontre de la victime, leurs auteurs doivent être sanctionnés, de la manière la plus intelligente et équitable possible. Ne pas le faire revient à laisser croire que l’impunité règne dans l’établissement, ce qui n’est profitable pour personne.
C’est au cours du troisième temps que la gestion des dysfonctionnements doit se fixer pour objectif de traiter le problème en profondeur. Cela concerne autant les auteurs des intimidations ou des brimades que l’élève-cible. Et c’est à ce moment-là que des dispositifs tels que les méthodes de préoccupation partagée peuvent être déployés.
POURQUOI REMETTRE CES DISPOSITIFS AU TROISIÈME TEMPS SEULEMENT ?
Parce que les tenants de la méthode de la préoccupation partagée avouent eux-mêmes que le taux de réussite n’est pas de 100% et qu’il existe des situations où le protocole doit être interrompu, voire abandonné, faute de collaboration des principaux protagonistes (Bellon, 2021). Quand c’est le cas, la perte de temps accumulée discrédite les adultes censés protéger la ou les victimes. Ces quinze jours (au minimum) de perdus peuvent engendrer des souffrances inutiles et traumatisantes pour l’élève-cible qui se sentira abandonné, livré à ses bourreaux. Au point qu’il regrettera amèrement s’être ouvert aux adultes et jurera qu’on ne l’y reprendra plus. Quant à ses parents, amers et frustrés, ils seront tentés de se faire justice eux-mêmes ou alors recourront aux services de chevaliers motorisés.
Entre les risques de dérapages graves commis par les parents, la victime ou des citoyens sans formation, d’une part ou, d’autre part, celui d’intervenir trop tôt, je crois qu’il n’y a pas lieu d’hésiter. Il faut assumer pleinement ses responsabilités de professionnels de l’éducation.